Jacques, l’amour, la liberté et moi

Jacques et moi, nous sommes rencontrés sur l'île de Gorée. J'avais 32 ans, j'étais noire et à la tête de l'une des plus gosses entreprises africaines. Lui était un jeune blanc du même âge que moi. Mais fauché. J'étais de confession musulmane et lui un athée convaincu. Je refuse de croire qu'il savait déjà qui j'étais quand il a entrepris de me séduire. Je refuse également de croire à la petite voix invisible qui me répète tout le temps que c'était pour moi une urgence de trouver un mari et que c'est Jacques qui s'est présenté au bon moment.

Je n'oublierai jamais notre premier échange et la manière dont il est entré en contact avec moi. C'était un dimanche après-midi, au milieu de beaucoup de monde. Une chose m'a frappé en premier chez cet homme, son insouciance :
- Madame, ou mademoiselle. Peu m'importe. Vous êtes trop crispée. On vient à la plage pour s'évader. Et vous, depuis que vous êtes là, vous semblez emprisonnée dans vos pensées. Puis-je vous tirer de là ?
- Si vous saviez qui je suis, vous vous soucieriez moins de mon sort, jeune homme...
- Soyez l'héritière du trône d'Angleterre, si vous voulez. Le fait est que je suis là pour oublier mes problèmes personnels et le simple fait de vous voir vous morfondre dans votre espace agrandi mon mal être.
- Encore une fois, jeune homme, je n'ai aucun souci à me faire. Je suis bien...
- Vous mentez très mal
- Merci du compliment
- Et si vous me disiez ce qui peut chagriner autant une si ravissante et si raffinée femme...
- C'est pas tous les jours que j'entends des compliments sur ma personne
- Quand allez-vous décider de vous libérer ?
- Me libérer ? Mais de quoi ou de qui ?
- De vous-même
- Comment ça ?
- La femme qui se trouve devant moi a sacrifié une partie de sa personne pour l'autre et elle est en train d'en payer le prix...
- Je ne comprends rien à ce que vous dites. Mais n'essayez surtout pas de faire carrière dans la psychologie. Vous ferez vite faillite.
- (Rires) Ma vie est déjà une faillite. Un enfant non reconnu par son père et que sa maman a abandonné devant la porte d'un orphelinat. L'école me rappelait chaque jour qui je suis dans une société cruelle. J'ai intégré une bande de voyous pour m'affirmer, pour me trouver une identité en plein milieu de Paris. Mais je n'avais pas la carrure d'un dur à cuir. Après une expérience carcérale, j'ai vite déchanté. Je ne pouvais pas trouver le plus petit boulot dans mon pays. Marginalisé et reclus, j'ai décidé de venir au Sénégal. Et l'île de Gorée est le seul endroit où je me sens moi : c'est-à-dire un homme abandonné à lui-même...
- Pourquoi vous me racontez tout ça ? Pour que j'aie de la pitié pour vous ?
- Non, madame, ou mademoiselle. Pour pas que vous soyez comme moi : Seul. La solitude est ce qu'il y a de pire. Surtout quand on est entouré de milliards de gens. C'est là que vous sentez le véritable poids de l'abandon et de la marginalisation.
- Et qu'est-ce qui vous fait croire que je suis seule ?
- Vos yeux
- Et ils ont quoi mes yeux ?
- Ils sont, pour la plupart du temps, fixés à cet endroit où le ciel et la terre semblent se rencontrer. Ils cherchent quelque chose, mais cette chose semble fuir encore plus loin à chaque fois qu'ils se rapprochent...
- Bon, j'en ai assez entendu, monsieur le psychologue.
- Je m'appelle Jacques
- Comme vous voudrez Jacques. Je suis venue ici pour décompresser, après un mois de travail vraiment pénible. Et vous êtes venus me raconter des choses sur moi que vous seul voyez apparemment. Alors, je suis désolée, mais je vais devoir quitter les lieux.
- Non, c'est moi qui vais partir. C'était pas dans mes intentions de vous perturber. Au revoir, ou bien Adieu madame, ou mademoiselle...
- C'est mademoiselle
- Alors au revoir mademoiselle
Et il me tourna le dos pour s'en aller...
- C'est comment votre nom de famille Jacques
- Je viens de vous raconter que je n'en avais pas mademoiselle. La société n'a pas voulu me donner de nom et je ne prendrai jamais la peine de m'en chercher un.
- Mais vous avez bien un nom inscrit sur vos papiers
- Jacques, tout court. J'ai pas d'identité et je n'en veux pas vraiment
- Savez-vous que vous êtes bizarre ?
- Le mot, c'est marginal.
- Est-ce que je peux vous inviter à dîner ce soir ?
- Non, je ne suis pas libre. Une autre fois peut-être...
- Quoi ? Je rêve ou vous venez de décliner mon invitation ?
- Vous ne rêvez pas mademoiselle. Seulement, vous oubliez que vous parlez à un homme seul donc libre...
- Arrêtez vos conneries une minute, s'il vous plaît
- Ces conneries, comme vous dites, sont mon histoire. Et c'est triste que vous les interprétiez comme telles...
- D'accord, je reconnais avoir été maladroite avec vous. Excusez-moi Saint-Jacques. Je peux vous appeler Saint-Jacques ?
- Non. Vous en arriverez à me trouver une identité et encore une fois, je n'en veux pas. Et puis je suis loin d'être un saint.
- Qu'est-ce que vous êtes difficile
- L'explication se trouve peut-être dans mon histoire à moi.
- Et comment je vais faire pour vous revoir
- Vous savez où me trouver, mademoiselle. Au revoir !
Et il disparut dans la mêlée. Je suis retournée chez moi au centre-ville cogitant sans arrêt sur le triste sort de ce jeune Toubab. A cet instant, il s'agissait plus de pitié que d'amour...

Et je suis revenue deux jours plus tard à Gorée pour l'emmener dîner. Je vivais seule dans un vaste et luxe appartement au coeur de la capitale sénégalaise. Mais jacques n'a jamais voulu y passer la nuit avec moi durant les premières semaines de notre relation. Il ne voulait même pas savoir où j'habitais. Il préférait attendre le petit matin pour reprendre la chaloupe et rentrer à Gorée où ses tableaux d'art inachevés l'attendaient. Il ne savait toujours pas qui j'étais. Et c'était bien comme ça.

Certains week-end, j'allais à Gorée pour être avec lui. C'est là que j'ai appris qu'il dormait à la belle étoile sur cette île, sanctuaire de l'histoire. Et quand je lui demandais comment il faisait pour survivre sans moyens financiers. Sa réponse m'a presque fait pleurer.
- Les Sénégalais sont le peuple le plus extraordinaire que j'ai rencontré. Ici, quand j'ai faim, j'ai même pas besoin de quémander de la nourriture. J'entre dans une maison à l'heure du déjeuner et j'en ressors repu de mets très délicieux préparés par des femmes qui ne demandent qu'à donner aux autres à manger. Et à chaque fois, c'est mon hôte qui me remercie quand je sors de sa maison. C'est incroyable, ce respect envers son prochain...

Combien de fois ai-je dormi dans ses bras, à la belle étoile, près de la plage ? Je ne sais pas. Tout ce que je sais, est qu'il n'a jamais abusé de ma vulnérabilité de femme en manque. Après six mois de relation, je me suis mariée avec un autre homme pour parfaire mon image de femme leader. Un homme bien né, de confession musulmane et séduisant. Il était inimaginable pour moi de proposer à mes parents mon union avec Jacques, un homme blanc qui ne croyait pas en Dieu.
Je me suis sentie très mal envers Jacques, même s'il n'y avait pas d'engagement entre nous deux. J'ai alors décidé de lui parler de mon mariage avant qu'il ne l'apprenne par voie de presse.
- Jacques, je vais me marier avec un autre homme.
- Ah bon, quand ça ?
- Dans deux jours
- Toutes mes félicitations chérie. heureux ménage à toi et à ton futur mari...
- Quoi ? C'est tout ce que tu as à dire ?
- Et qu'est-ce que tu veux que je te dise d'autre chérie ?
- Ben, fâches-toi au moins, traites-moi de sale garce ou de tout ce que tu veux, mais ne sois pas tranquille quoi
- Il y a de cela longtemps que j'ai brisé toutes chaînes visant à m'aliéner, qu'elles soient physiques, mentales ou sentimentales. Je t'aime et tu le sais bien. Mais si tu décides de rompre cet amour, cela ne m'empêchera pas de vivre.
- Eh bien tu as une drôle de manière d'aimer toi...
- Et toi, tu aimes ton futur mari ?
- Non
- Pourquoi vouloir partager avec lui ta vie alors ?
- Pour les beaux yeux de la société
- Tu vois, c'est là notre différence. Moi, suis libre. Toi, t'es enchaînée par les lois, règles et normes de ceux qui t'entourent. Ce n'est ni bien ni mal, c'est la vie et c'est comme ça. Si tu essaies de briser ces chaînes, tu risques de te briser toi-même. Alors suis le mouvement et vis ta vie...
- Et nous alors ?
- Quoi nous ?
- Notre relation ?
- Je t'aime et ça ne changera pas. Je ne m'imposerai pas vos codes sur l'adultère ou toute autre sorte d'actes considérés comme des péchés punissables. Tu sais bien ce que je pense de Dieu et de la religion. Alors si tu peux endosser toute seule, le poids de notre relation, mon coeur et mon corps seront toujours disponibles pour toi chérie...
De mon retour de lune de miel avec mon mari, je suis allée passer trois jours avec Jacques dans un endroit que je tiendrais secret. Pour la première fois, nous avons fait l'amour... Il en fut ainsi pendant vingt années où je partageais ma vie avec cet homme. Après dix ans de mariage, j'ai divorcé d'avec mon mari. On est jamais trop prudent lorsque l'on mène une double vie. Et la presse people avait fini par sortir mon Jacques de son anonymat. A présent, il n'était plus libre de ses mouvements, comme il aimait tant à le dire. J'étais peinée de le voir se faire, brocarder par la presse nationale, alors que j'étais la plus à blâmer.
Mes parents ont mis une énorme pression sur moi. Ceux de mon mari ont usé de leur rang dans la société pour tenter de faire expulser Jacques. Mais rien. Il a subi des menaces de mort. Il a été même passé à tabac par des jeunes. J'ai été démis de mes fonctions de Directrice générale. Mais je retiendrai de lui son obstination à me montrer combien il tenait à moi.
Et finalement, après quatre à six mois d'acharnement, la presse et les parents ont lâché du lest et passé à autre chose. Nous étions désormais seuls au monde. Les droits que l'entreprise m'a payés en me limogeant suffisaient largement à nous faire vivre jacques et moi jusqu'à la fin de nos jours...
Nous avons entamé un tour du Sénégal. Nous sommes partis à la découverte d'autres cultures du pays de la Téranga. Les bassaris, les diolas, les sérères, les peuls, les manjaques, les balantes... Chaque rencontre avec une communauté était une source de richesse d'âme. Comme les voyages peuvent nous grandir...
Ce matin-là en sortant, je l'ai laissé sur le lit. Il était dans un sommeil très profond. La veille, on a dormi très tardivement. Jacques m'a raconté qu'il se pourrait que son père soit un prêtre catholique, qui avait menacé sa mère de ne jamais mêler son nom à sa naissance. Il m'a raconté comment il était parvenu à dix ans de se tirer de l'orphelinat et combien de fois il avait subi les abus sexuels d'hommes complètement saouls dans la nuit de Paris. Il souffrait en racontant cette partie de sa vie et je pleurais en l'écoutant s'épancher.
- Tu es la seule qui a tout abandonné pour moi. Je me dois donc de t'offrir ma liberté puisque tu as mis un terme à ma solitude. T'aimer a été la plus belle chose qui me soit arrivée dans la vie. Et si jamais je te précède dans la tombe, je voudrais que tu ajoutes ton nom sur ma stèle en guise de reconnaissance pour toi.
- Arrête de dire des bêtises chéri...
- Ce ne sont pas des bêtises. C'est la vérité.

De retour ce jour-là, j'ai ouvert la porte de notre chambre et j'ai vu mon mari étendu et inerte sur le lit. Je croyais que c'était encore l'une de ses mauvaises blagues. Mais je l'ai secoué violemment et essayé de le réveiller. En vain. Jacques était mort pour de vrai et rien ni personne ne pouvait le ramener à la vie à présent. Pas même ce Dieu que nous avons servi toute notre vie encore moins cet amour que nous avons partagé pendant 20 ans et qui nous a séparé de tous.

Je ne pouvais pas savoir qu'il me faisait ses adieux cette nuit-là. Parce qu'il n'a jamais montré des signes de maladie durant tout notre compagnonnage. De battre, le coeur de mon Jacques s'est brusquement arrêté sur notre lit. Comme si le destin jaloux, nous enviait notre bonheur.
 Durant toute notre vie, si nous avons cru en une force qui était au dessus de nous, c'est l'AMOUR... 

Par Autrui