(Suite et fin) - Amsterdam, si je t’oublie...


Plus les jours passaient, avec Johanna à mes côtés, plus l'envie de rentrer au Sénégal seul s'effaçait de mon coeur. Les hommes viennent sur terre, vivent et meurent. Mais ils passent le plus souvent à côté du bonheur d'aimé et d'être aimé. Rien ne vaut cette sensation paisible et forte qui nous habite perpétuellement lorsque nous prenons conscience qu'il y a un être qui n'agit que pour nous et par rapport à nous.

Après les deux premiers mois de notre relation, j'étais éperdument amoureux de ma Johanna et elle ne respirait plus que pour moi. Mais mes parents au Sénégal me mettaient la pression pour que je rentre au pays. Je ne pouvais plus inventer des prétextes pour rester en Europe puisque mon poste de professeur à l'Université de Dakar m'attendait depuis la fin de mon Doctorat en Civilisations. J'ai alors proposé à ma copine de m'accompagner au Sénégal. Au début, elle était réticente. Johanna ne voulait plus quitter sa grand-mère. Elle me confia qu'elle avait demandé une indisponibilité d'un an pour venir s'occuper de sa mamy et qu'elle ne voulait pas la laisser seule à Amsterdam. C'est là que je lui ai proposé de l'épouser un fois au Sénégal. Devant sa grand-mère, j'ai aperçu une lueur dans son regard. Ses larmes ont commencé à couler.
- Ce n'est pas une ruse pour t'emmener dans mon pays avec moi Johanna. Je veux sincèrement que tu deviennes mon épouse. Si tu veux j'en parle avec tes parents au téléphone dès aujourd'hui...
- Non, surtout pas. S'il y a une personne qui peut t'accorder ma main sur cette terre, c'est bien ma grand-mère...
- Alors, mamy je me tourne vers toi pour te demander avec le plus grand enthousiasme la main de ta petite-fille préférée...
La grand-mère se mit à pleurer à son tour et pour détendre l'atmosphère, j'ai tenté une blague...
- Excusez-moi, je ne savais pas que chez les Hollandais, le mariage faisait si peur...
Johanna a ri avant de se tourner vers sa grand-mère :
- Mamy, tu sais combien j'aime mon Badou, mais si tu refuses que j'aille au Sénégal avec lui, je resterais ici à tes côtés jusqu'à ce que la mort nous sépare...

Nous étions donc tous les deux suspendus aux lèvres de la vieille dame qui avait les yeux tantôt rivés sur sa petite-fille, tantôt jetés sur moi. Elle prit enfin la parole et dit :
- J'entre dans ma quatre-vingt seizième année. Hélas, il ne me restait plus grand chose à espérer de la vie qui m'a tout donné quand il y a trente-trois ans, elle m'a offert en cadeau ce merveilleux être. Petite, elle était un fardeau pour ses parents qui la voient toujours comme le prolongement d'une soirée à New-York. Sa maman n'a jamais eu le temps de prendre soin d'elle. Quant à son père, il ne l'a rencontrée que deux fois dans sa vie. Aujourd'hui, mon garçon, tu veux me reprendre la seule richesse qui me reste ici-bas. Et je suis bien contrainte de te la céder puisque seul son bonheur m'importe. Cependant, tu devras remplir une condition avant que je ne t'accorde la main de ma petite-fille chérie.
- Tout ce que tu voudras, grand-mère
- D'accord ! Tu peux l'emmener avec toi au Sénégal où vous scellerez votre union. Mais, après deux mois, vous devez obligatoirement revenir ici à Amsterdam chez moi pour y passer deux autres mois avec moi.
- Rien que ça grand-mère ? C'est d'accord.
Je riais et criais victoire, poing en l'air, comme un enfant de 10 ans qui vient de marquer son premier but à l'école de foot. Quant à Johanna, je sentais dans son expression faciale, de la joie mêlée à de la profonde tristesse.

Une semaine après, nous avons embarqué à bord d'un avion pour le Sénégal. J'avais déjà prévenu mes parents que je serais accompagné de ma fiancée et que nous avions prévu de nous marier à Joal. Nous avons passé une nuit à Dakar, chez un oncle avant de rallier Fadiouth, mon village natal. Finie la tristesse liée à la séparation d'avec sa mamy. Le visage de Johanna resplendissait à nouveau de bonheur. Elle fut présentée à tous mes parents et proches parents du village comme ma future épouse. Ma mère se chargea de l'emmener dans tous les foyers pour la faire connaître, tandis que mon père et mes oncles s'activaient pour la célébration religieuse et traditionnelle du mariage.
A Joal comme un peu partout au Sénégal, la cohabitation entre musulmans et chrétiens est ce qu'il y a de plus normal. On retrouve dans bien des familles, des membres qui suivent l'une ou l'autre religion. Ça ne pose pas problème. Mes parents sont de confession musulmane, mais j'ai des oncles qui logent dans la même maison, qui sont de confession chrétienne. Chacun suit sa religion et tout le monde se retrouve autour de la tradition sérère.
Johanna était une fervente catholique. Elle ne voyait cependant aucun inconvénient à ce que notre mariage soit scellé à la mosquée par un Imam. Et quand mon père lui a dit qu'il fallait qu'elle se convertisse à l'Islam avant que le mariage soit fait, elle lui a raconté l'histoire de la relation du Prophète Mohamed et de son épouse Marie, la Copte.

Nous sommes restés deux semaines à Joal après la célébration de notre mariage. Un matin, Johanna s'est réveillée avec de terribles maux de tête. Elle transpirait très fortement et souffrait beaucoup. Elle m'a demandé de lui passer une sacoche qu'elle gardait soigneusement dans ses bagages. Elle a sorti une boîte de médicaments et a ingurgité deux comprimés. La douleur s'est estompée un moment et a repris. J'étais très inquiet. Elle a pris son téléphone pour appeler un médecin à Amsterdam. Ce dernier lui a refilé les contacts d'un spécialiste qui opérait au Centre hospitalier universitaire de Fann. C'est alors que Je l'ai transportée à Dakar pour voir le médecin. Quand nous sommes arrivés dans le bureau du docteur, il m'a demandé d'attendre dans le couloir en attendant qu'il consulte mon épouse.
Après une demi-heure de consultation, le médecin est sorti pour me prévenir qu'il fallait que ma femme reste un ou deux jours à l'hôpital. Et quand je lui ai demandé ce qu'elle avait. Il m'a répondu :
- Rien de grave, Monsieur. Certainement, un coup de fatigue. Elle doit se reposer et récupérer des forces...
J'ai appelé mes parents pour leur dire de ne pas s'inquiéter. Je suis ensuite entré dans la salle où Johanna était internée. Elle m'a rassuré par un sourire. Mais elle avait l'air exténuée.
- T'inquiète pas chérie, je vais bien mieux. Il faut juste que je me repose un ou deux jours, selon le médecin.
- Oui, c'est ce qu'il m'a dit. Mais dis-moi, ça t'arrive souvent d'avoir des douleurs à la tête ?
- Oui, parfois. Mais c'est rien de grave.
- Mais il faut peut-être faire des examens pour te fixer non ?
- C'est déjà fait chéri. C'est rien de grave, t'inquiète pas s'il te plaît.
- Ok ! Repose-toi bien. Je vais te chercher quelque chose à manger. D'accord ?
- D'accord chéri.

Johanna est sortie de l'hôpital deux jours après. Nous sommes retournés à Fadiouth où nous sommes restés une autre semaine. Ensuite, elle m'a proposé de faire un séjour au Fouta. Là-bas, je peux même pas vous décrire la communion entre les femmes Al Pulaar et mon épouse. C'est comme si elles étaient des soeurs. Nous sommes restés une semaine. Et au moment de dire au revoir, Johanna a versé de chaudes larmes. Cela ressemblait à des adieux.
Durant tout le trajet, elle était triste. J'ai essayé de lui remonter le moral, mais rien. Quelque chose d'autre la tracassait, je le sentais. Mais je ne savais pas quoi. On est restés deux autres semaines à Dakar avant de retourner à Joal pour dire au revoir à mes parents et à tout le village. Johanna et moi devions honorer notre engagement vis-à-vis de sa grand-mère.
Avant de repartir, Johanna a demandé à s'entretenir seule avec mes deux parents. J'étais exclu de la rencontre qui a duré une bonne heure. Elle est ressortie avec ma mère, chacune au bras de l'autre et en larmes. Mon père suivait derrière, la mine triste.
- Mais pourquoi, vous êtes aussi triste alors que dans deux mois, nous allons revenir nous installer ici définitivement ?
Et là ma mère dit :
- Mon enfant, la vie nous réserve souvent des surprises. Et elles ne sont pas toutes belles comme Johanna. Alors sois à la hauteur et rend grâce à Dieu...
Elle s'est ensuite retournée après avoir embrassé Johanna, comme s'il lui était insoutenable de la voir qui s'en allait.

Durant tout le voyage, Johanna n'a pas dit un mot. Je sentais que ses pensées étaient ailleurs. Elle devait pourtant être heureuse, elle qui allait dans quelques heures retrouver sa grand-mère adorée. Mais non. Sa mine était des plus tristes. Elle s'est endormie, la tête posée sur mes cuisses.

Quand nous sommes arrivés à Amsterdam, et qu'elle a revu sa grand-mère, Johanna a renoué avec le sourire et la joie de vivre. Elle était redevenue la Johanna vivante que j'aimais...
Ainsi durant un mois, nous passâmes notre temps à vivre notre amour à travers les différents endroits célèbres d'Amsterdam. 

Nous sommes passés plusieurs fois dans le Marché aux Fleurs et ses tulipes, des milliers de tulipes, en bulbes, écloses ou décoratives, en bois... Nous nous sommes aventurés à passer au Quartier rouge, célèbre pour ses prostituées s'offrant aux regards des passants derrière leurs vitrines. Nous avons visités le Van Gogh Museum, l'incontournable et célèbre Place du Dam, le Rijksmuseum , la maison d'Anne Frank, le Palais Royal , le jardin botanique... Mais le lieu que l'on aimait le plus, est le Vondelpark. C'est à la fois le plus grand et le plus central des parcs d'Amsterdam. Petit poumon du centre-ville, on apprécie ce joli parc dont l'accès est libre. Très propre, très bien entretenu, l'espace se compose de larges pelouses bordées d'espaces fleuris et de petits cours ou plans d'eau. Les jeunes Hollandais s'y retrouvent en bandes comme leurs parents le faisaient avant eux. Férus de roller, Vondelpark est LE « spot » des rollerbladers à Amsterdam. Des pistes leur sont réservées ainsi qu'aux skateurs. Entre rollers, vélos et piétons, il est donc très fréquenté. Et c'est là-bas qu'un matin d'été, alors que nous étions en train de savourer le soleil, que mon épouse s'est évanouie dans mes bras. Je l'ai tout de suite transporté à l'hôpital avant d'appeler sa grand-mère, qui est aussitôt venue.

Johanna a été admise aux urgences. J'attendais anxieux dans le couloir avant que mamy ne débarque.

- Où est-elle ? Où est ma petite Johanna ?
- Elle est aux urgences. Les médecins s'occupent d'elle mamy. On était tranquillement assise dans le parc et elle...
 Elle me coupa net pour dire :

- Mon enfant, il est venu pour toi l'heure de connaître la vérité

- Quelle vérité ? Qu'est-ce qu'il y a à savoir mamy ?
- Quand tu as rencontré Johanna, il ne lui restait que six mois à vivre. Elle est condamnée par une tumeur au cerveau, diagnostiquée depuis son retour d'un de ses voyages. Quand elle a su que son destin était scellé, elle est rentrée pour passer le reste de ses jours auprès de moi. C'est alors qu'elle vous a rencontré dans ce bar où elle se rendait souvent pour se défouler. Elle m'a dit au début de votre relation que vous étiez un cadeau d'adieu que la terre lui offrait. Je pense que l'on s'approche inéluctablement de l'échéance. Et si jamais, elle ne se réveille pas pour vous dire adieu, sachez quand-même que vous représentiez le bonheur pour elle.
Je ne pouvais plus rien dire. Les images des adieux de Johanna avec les femmes du Fouta, avec ma mère défilaient à nouveau devant moi. La dernière phrase de ma mère retentissait dans mon cerveau : "Mon enfant, la vie nous réserve souvent des surprises. Et elles ne sont pas toutes belles comme Johanna. Alors sois à la hauteur et rend grâce à Dieu..".
Elle parlait de la mauvaise nouvelle que Johanna venait de les annoncer, elle et mon père. Elle savait combien j'allais souffrir de la perte de mon épouse...

J'étais assis par terre dans cet hôpital, totalement désespéré quand le docteur est venu nous apprendre que Johanna s'était réveillée. Je me suis précipitée dans la pièce pour enlacer ma femme, la serrer fort contre moi, comme pour empêcher à l'ange de la mort de me l'arracher. Je pleurais comme un enfant et l'écho dramatique de mes sanglots apeurait et attristait tout le petit monde qui était là. Deux éléments de la sécurité de l'hôpital sont entrés dans la chambre, en compagnie d'un médecin, pour me dire d'arrêter le bruit que je faisais et  Johanna a sorti son dernier sermon...
- "Quand Jafar Ibn Abi Talib est tombé sur le champ de bataille, le Prophète Mohamed a pleuré jusqu'à ce que ses compagnons perçoivent des bruits de sanglots dans sa voix. Lui qui devait, plus que n'importe quel autre musulman, accepter la volonté divine. Quand un des compagnons du Prophète a demandé à Zaid Ibn Harith, ce qui était en train de se passer, ce dernier lui a répondu : "C'est un homme qui aime et qui pleure son bien-aimé". Alors laissez mon époux, qui m'aime plus que tout autre être ne m'a jamais aimé sur cette terre pleurer sa bien-aimée. Il avait promis de me rendre heureuse, le reste de mes jours et je voudrais que vous tous ici présents témoigniez qu'il a bien tenu parole. Mon Badou, l'éternité est un terme qui ne pourra jamais se manifester sur terre. Mais les six mois que nous avons vécus ensemble, toi et moi, sont ceux que j'aimerais revivre en boucle quand nous nous retrouverons dans les jardins du Seigneur. Je t'aime ici et partout ailleurs. Sache que je suis et serai toujours à toi, mon Badou à moi. Et je souhaite reposer en paix dans la terre de ton village natal...

Johanna s'est éteinte deux jours après, dans mes bras. Je pense que je ne m'arrêterai jamais de la pleurer. Tout simplement parce que mon premier amour était et sera le dernier...

Par Autrui