Je me suis levé ce matin bloqué devant le miroir qui domine le
décor de ma chambre. Un étrange reflet me parvenait de cette glace. Ce visage
n'est pas le mien. Je ne me reconnais point dans ces tristes traits d'un homme
qui a déjà accepté la fatalité. Dois-je me résoudre à tout abandonner après
tant d'années de lutte et après tout ce que j'ai sacrifié ? Ne me reste-t-il
que mes yeux pour pleurer ? Est-ce vraiment moi, las devant ce miroir, les
larmes coulant à flot sur ce visage ridé par la fatigue et les échecs
successifs ?
Je cherche désespérément une once
d'énergie, un semblant de volonté, pour armer une dernière, vraiment une toute
dernière tentative de sauver Sarani. Moments de bonheur passés à ses côtés et
douloureux épisodes des vaines tentatives pour sa reconquête se disputent ma décision finale. Je
me dis une première fois qu'il faut peut-être chercher à aller de l'avant. A
fermer cette parenthèse, cette porte, ce chapitre de ma vie pour en ouvrir
d'autres, de parenthèses, de portes ou de chapitres, avant qu'il ne soit trop
tard...
Mais une seconde idée émerge et m'attaque.
Une voix inaudible ne veut décidément pas que je passe à autre chose. J'assiste
impuissant à cette chamaillerie interne de mon être coupé entre l'envie de tout
recommencer à zéro et celle d'engager la bataille finale. Une bataille dont je sais déjà que je n'en sortirai jamais indemne, vainqueur ou pas.
Mon histoire avec Sarani remonte à notre
enfance dans notre village quelque part dans le Sud du Sénégal. Nos deux
demeures familiales étaient voisines et nos parents avaient gardé des rapports
fraternels depuis des générations. Le cousinage à plaisanterie entre Sérères et
Peuls est venu raffermir les liens de nos deux familles. Ensemble, main dans la
main, nous allions à l’école. Ensemble, main dans la main, nous revenions chaque jour de ce lieu de notre beau passé. Classe après classe, année après année, le lien qui nous réunissait,
devenait de plus en plus fort. Aucun de nous deux ne pouvait rester une journée
sans voir l’autre, même pendant les périodes de grandes vacances. Quand il s’agissait
de partir chez un oncle ou une tante en ville pour y passer des jours voire un
mois, on trouvait toujours une excuse pour rester l’un près de l’autre.
Il est malheureusement arrivé un de ces matins d’hivernage et de
pluie où le soleil s’était exilé, des jours durant, dans les profondeurs du ciel
nuageux. La maman de Sarani est venu annoncer à mes parents que sa fille, qui n’était
âgée que de 15 ans, allait être donnée en mariage à l’un de ses cousins qui
habite dans un autre village se situant à une centaine de kilomètres du nôtre.
Tout de suite, j’ai pas réalisé ce qui venait de se passer. Mais quand ma mère,
sous un ton assez plaisantin, m’a dit : « Dommage mon enfant, ta
chérie va te quitter pour un plus sérieux djamalé (rival) », j’ai eu un
gros pincement au cœur. J’avais 15 ans et je pouvais rien faire d’autre. A part
passer des journées entière, isolée dans mon coin à pleurer le départ certain
de celle avec qui je prévoyais de passer le reste de mes jours.
A deux jours de la célébration des noces de Sarani, je suis allé
la voir pour lui proposer de s’enfuir avec moi. Elle m’a déconseillé, les
larmes aux yeux de tenter quoi que ce soit qui pourrait nuire à la relation
entre nos deux familles. Nous sommes restés là, pleurant à chaudes larmes sur
le sort incertain que lui réservait ce destin qu’elle ne pouvait repoussait. Je
me suis levé pour partir et la laisser à jamais. Mais je ne pouvais m’en aller
sans contempler à nouveau cette magnifique et innocente figure, cette beauté
rarissime, ces traits uniques d’un visage sans doute dépêcher du paradis, ces
yeux qui pétillait en toute circonstance. Ce n’est pas seulement à Sarani que
je tournais le dos. Ce jour-là, j’ai abandonné une grande partie de moi.
Un mois après le départ de Sarani, je suis tombé malade. Je
souffrais énormément et étais parfois sujet à de vives hallucinations. Je
divaguais, prononçais son nom à tu-tête, se réveillais et criais la nuit quand
tout le monde, mise à part ma mère, était capturé par Morphée. Mais quelques
semaines après, j’étais à nouveau sur pied, après avoir pris quelques bains
mystiques. Cependant, je n’étais plus ce garçon plein de vie et qui rêvait de
devenir avocat. Je me suis néanmoins accroché à la vie et à mon rêve. J’ai eu
mon bac et suis parti à la capitale étudier le droit. Et c’est au courant de ma
troisième année à l’Université que Sarani a resurgi dans ma vie. Une lettre m’est
parvenue alors que j’étais venu rendre visite à ma famille pendant les
vacances de Noel. Elle disait ceci :
« Mon cher ami, je
souffre depuis qu’on s’est quitté. Il n’y a pas un seul moment passé dans ce
lieu qui me donne envie d’y rester. J’ai enduré et je continue d’endurer l’abandon,
le délaissement de l’homme qui me sert de mari et que je ne vois que très
rarement. S’il n’est pas avec son troupeau de vaches, il est avec d’autres
femmes. Mon seul tort est de n’avoir jamais pu enfanter après des années de
mariage. Si je t’écris, ce n’est certes pas pour alarmer mes parents ou le
village entier. Mais tu dois savoir que dans le gouffre où je me trouve, tu es
le seul à pouvoir m’y tirer.
Aux bons souvenirs de notre enfance, je
garde une foi inébranlable en toi. Au revoir »
J’ai tout essayé pour la tirer du précipice. Je suis même
allé jusqu’à son village pour convaincre son mari de la libérer puisqu’il n’en
prenait plus soin. J’ai récolté un coup de machette qui aurait pu m’être fatal,
si je n’avais pas été évacué de justesse de ce village, par un vieil homme. Après mon rétablissement, j’ai
voulu ester en justice contre l’homme qui m’avait agressé. Mes parents m’ont
dissuadé de le faire. Je n’ai récolté que le courroux de mon père qui ne pouvait
pas comprendre comment j’ai pu oser entreprendre une telle démarche sans lui en
parler.
Mais à chaque fois que je décidais d’abandonner, l’image de
Sarani épuisée et rongée par la détresse et la fatigue me revenait à l’esprit.
Je ne pouvais pas. Non, je ne pouvais pas l’abandonner à son propre sort dans
ce trou perdu.
Pendant les grandes vacances, alors que je revenais des
champs, j’ai croisé le même vieux qui m’avait évacué de justesse après mon
agression par le mari de Sarani. C’est lui qui est venu à moi pour me rafraîchir
la mémoire. Je lui ai adressé de vifs remerciements avant de lui demander s’il
a des nouvelles de mon amie. Et là, il m’a demandé de le retrouver après la
prière du crépuscule derrière l’école du village avant de me dire qu’il avait
peut-être une solution pour notre problème.
Je l’ai trouvé devant une case située dans une maison
délabrée. Il était assis sur une natte de prière, le chapelet à la main, en
train de dire des invocations. Il m’a fait un signe de la main pour que je
prenne place en attendant qu’il termine.
J’étais très impatient d’écouter ce qu’il avait à me proposer
pour enfin sauver Sarani de son enfer. Mais j’étais loin de m’imaginer que le
choix serait aussi difficile à faire.
« Mon garçon », a dit le vieil homme brusquement,
alors que j’étais plongé dans mes pensées. J’ai presque sursauté avant de lui
prêter toute mon attention :
« Le mariage est
un lien sacré. Et l’amour est un lien divin. Ta bien-aimée est dans un lien
sacré. Et pour la sauver, il te faut sacrifier quelque chose en retour. Chaque
chose a un prix ici-bas et dans l’au-delà. Sarani ne tiendra pas encore une
année dans son foyer conjugal. Elle va mourir de chagrin, de honte et de peine.
Son cœur a tenu plus qu’il ne le pouvait. Mais le hic, c’est qu’elle est dans
un lien sacré et protégé par la loi divine. Voilà ce que tu peux faire pour la
sauver. Soit tu rassembles cinquante vaches et cinquante chamelles que tu vas
sacrifier dans une semaine. Et il faudra les acquérir honnêtement ces bêtes.
Situ en es vraiment incapable au bout d’une semaine, il te restera l’ultime
solution, celle de transposer sa stérilité sur toi. Ainsi tu seras impuissant pour
le restant de tes jours sans possibilité aucune d’y remédier. Mais attention,
si t’es pas sûr de pouvoir réussir, il ne faut pas entamer le défi. Le
sacrifice est si énorme et cela implique non seulement ton futur, mais aussi l’espoir
que tes parents ont fondé en toi. Mon garçon, tu as une nuit entière devant toi
pour réfléchir. Alors vas-y et je prie Dieu pour que tu puisses faire le bon
choix »
Sur le chemin du retour, je ne pensais à rien d’autre qu’au
moyen de trouver des fonds pour rassembler un tel troupeau. J’y ai pensé toute
la nuit sans pouvoir une seule minute fermer l’œil. Je n’étais qu’en troisième
année et mes parents n’avaient même pas les ressources nécessaires pour s’offrir,
ne serait-ce que, trois vaches. Mais l’heure du rendez-vous s’approchait et je
devais me décider, sinon Sarani allait mourir. Non, la mort de Sarani était
inconcevable. Je n’ai même pas cherché à peser le pour et le contre. Mon choix
était fait. Je devais relever l’énorme challenge qui s’annonçait comme une
mission impossible.
Quand je me suis présenté devant le vieux sage ce soir-là,
il n’y avait pas besoin que je lui dise quoi que ce soit. Nos yeux se sont
croisés et il m’a dit : « Tu es
très courageux mon garçon. Puisse Dieu t’assister dans ta démarche. Maintenant
va et garde toujours la foi ».
J’ai parcouru tous les villages environnants à la recherche
de bergers créditeurs. En vain. Sans argent liquide, je ne pouvais rien
obtenir. Je suis retourné dans la capitale pour voir avec mes contacts s’il y
avait moyen de trouver une somme d’argent conséquente. Mais en tout et pour
tout, je n’ai pu réunir que 9 millions avec l’aide d’un ami qui avait des
parents aisés. Mais c’était trop peu. Pour rassembler un tel troupeau, il me fallait des dizaines de millions. J’étais abattu et consterné. Il ne me restait qu’un
jour et je suis retourné au village attendre que l’inévitable se produise.
Vous comprenez donc bien toute ma peine devant ce miroir qui
domine le décor de ma chambre. Vous comprenez bien mon penchant à tout
abandonner et à me résigner face à un destin trop fort pour moi. J’ai choisi de
ne rien dire à mes parents. De peur qu’ils ne me dissuadent de prendre ma
propre décision. Après le crépuscule, je suis retourné à l’endroit où le vieux
sage m’attendait une toute dernière fois. Nos yeux se sont encore chargés de
communiquer à la place des mots. Une minute, puis deux et un froid glacial s’emparait
de mon corps. Je ne sentais plus aucun de mes membres. Paralysé pendant un bon
moment, j’ai retrouvé l’usage de mes jambes et de mes mains après avoir été
aspergé d’un liquide mystique par le vieux sage. L’heure de la libération était
venue pour Sarani sonnant par la même occasion ma condamnation à ne plus jamais
connaître le plus petit plaisir charnel.
« Mon garçon, c’est
certes très dur. Mais plus longtemps tu vivras, plus tu sauras qu’aucun
sacrifice ne reste vain. Ici se séparent nos chemins. Tu ne me verras plus
jamais. Mais tant que tu garderas la foi, tu auras le meilleur des compagnons.
Adieu mon garçon ! »
Et il est parti… deux ans après, Sarani avait mis au monde
des jumeaux. L’un portait mon nom.
Ai-je fait le bon choix ? J’en suis convaincu et la
lecture de cette phrase d’un grand philosophe sénégalais me réconforte : « La
plus mauvaise femme sur terre vaut de l’or. Quant à la vertueuse, elle n’a pas
de prix ».
Par Autrui
Un grand geste un acte noble et inestimable en amour... Triste mais fier de cet homme
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